LE "KILO" DE PLUME ET LE "KILO" DE PLOMB
Les programmes de l’école primaire font figurer au cycle III les notions de masse et de volume. Or la distinction de ces deux concepts est difficile pour des élèves de cet âge-là. Elle l’est encore bien plus tard, même à l’âge adulte. Tout le monde s’est un jour laissé prendre à l’histoire du "kilo" de plume et du "kilo" de plomb. Blague à part, la confusion entre kilogramme et litre est classique et ne concerne pas les seuls élèves du primaire.
Pourtant, les manuels ne semblent pas en tenir grand compte, si ce n’est en séparant dans le temps l’étude des masses et des volumes. Ces concepts sont en effet abordées uniquement sous forme de mesures et de calculs.
Or cela permet-il vraiment à l’élève de les distinguer ?
La progression que nous avons bâtie se fonde sur l’hypothèse que leur traitement simultané permettra aux élèves de les construire sans les confondre. Elle s’appuie principalement sur l’étalonnage d’un verre doseur dont les graduations ont été malicieusement effacées. En utilisant des substances différentes, les élèves seront nécessairement conduits à constater que 100 g de sel n’occupent pas la même place que 100 g de farine.
Notre expérimentation s’est déroulée à l’école primaire de Chedde-le-Haut, sur la commune de Passy. Elle a eu lieu au mois de janvier, au retour des vacances de Noël. De type rural, l’école, rassemble les trois niveaux du cycle III en une seule classe de dix-sept élèves.
L’étude que nous avons menée concerne essentiellement les quatorze élèves de CM. Les trois enfants de CE2 ont participé aux diverses activités de pesées, mais les objectifs fixés pour eux étaient plus modestes que pour les CM et portaient principalement sur l’acquisition de rigueur et de méthode dans la manipulation des balances.
Le calme et le sérieux manifestés au cours des premières séances par l’ensemble de la classe nous ont permis d’enrichir les comparaisons de substances en introduisant la pesée de l’eau. Cette manipulation, délicate, n’a donné lieu à aucun débordement, pas plus qu’avec les autres ingrédients, pesés avec soin et rangés par les élèves à la fin des séances.
LE POIDS, LA MASSE ET LE VOLUME
Poids et masse :
Autrefois, les manuels utilisaient le terme de poids à la place de masse sans aucune justification. Aujourd’hui, ils annoncent "mesure des masses" et non "mesure des poids". Cependant, les abus de langage (tels que "Le poids de cet objet est ..." ou "Quel est votre poids ?") n’en restent pas moins fréquents et ces différentes appellations peuvent amener l’enfant à ne plus savoir de quoi on parle.
La distinction entre les concepts de poids et de masse est délicate et pose encore des problèmes au collège et sans doute au lycée. Il paraît donc judicieux, et justifié, de ne pas distinguer poids et masse en primaire.
De plus, il faut noter que l’on a coutume de dire qu’une balance de Roberval mesure des masses. C’est faux ! Placée en impesanteur, elle ne fonctionnerait pas ...
Masse et volume :
Il y a proportionnalité dans le cas d’une substance homogène : masse = (masse volumique) x (volume)
Nous pouvons alors nous appuyer sur cette relation pour mettre en place les deux objectifs essentiels de nos séances :
- un même volume de substances différentes n’a pas la même masse.
- une même masse de substances différentes n’occupe pas le même volume.
Point de vue psychogénétique :
Le poids est la grandeur la plus pertinente pour les élèves car leur expérience de l’effort (cartables, ...) permet de comprendre intuitivement cette notion.
Selon Piaget, les grandeurs complexes se constituent souvent avant ou en même temps que les grandeurs dont elles dérivent. Prenons l’exemple de la vitesse : un enfant en a une notion intuitive bien avant d’avoir pu établir une relation entre celle-ci, la distance parcourue et la durée. Certes, Piaget ne développe pas d’argumentation de cet ordre pour la masse et le volume. Il paraît toutefois logique de penser qu’il en est de même. Un enfant, par exemple, a déjà soulevé de gros coussins et des seaux remplis de cailloux. Il est donc logique de penser qu’avant tout enseignement, il a une perception intuitive de la "densité" qu’il s’agira de relier aux notions de poids et de volume.
Du côté des manuels :
Après une lecture critique des sommaires de ces ouvrages, un certain nombre de constantes se dégagent.
- La notion de masse est abordée très tôt, dès le CE1 pour certains manuels, tandis que le volume n’apparaît généralement que dans les manuels de CM2.
- Pour la majorité des manuels destinés au même niveau de classe, l’étude des concepts de masse est souvent très espacée de celle concernant les volumes. Il en résulte que, selon l’ordre établi par les manuels, ces deux notions sont toujours étudiées de manière isolée et non interactive. • La notion de volume est introduite dans les manuels de CM2 sans définition ni explicitation. Elle apparaît sous la dénomination de capacité et est seulement utilisée en lien avec les unités usuelles de mesure de capacité des liquides et des gaz.
Il semble que l’unique objectif poursuivi par les manuels de mathématiques, qui associent constamment masse et volume à des unités et des calculs, soit l’établissement puis le maniement du système métrique des unités de mesure.
Pour conclure
Nous pensons donc opportun d’utiliser avec les élèves le mot poids dont ils ont une compréhension intuitive, et d’exprimer les résultats en g. Nous commettons-là une erreur scientifique dont nous sommes conscients, qui ne nous semble pas bien grave au niveau de l’école. L’obstacle de la distinction entre poids et masse sera à affronter plus tard (fin du collège, lycée), et nous ne pensons pas qu’utiliser à l’école un vocabulaire plus correct mais contre-intuitif contribuerait en quoi que ce soit à l’atténuer.
Séance 1 : mise en route…
Dispositif
Les élèves sont répartis en groupes et doivent remplir un verre doseur jusqu’à une hauteur déterminée avec successivement de la farine, du sucre et du riz. Les élèves doivent à chaque fois déterminer le poids de la substance, en utilisant la balance de Roberval et les masses marquées.
Les résultats sont d’abord recueillis sur une feuille de groupe puis inscrits dans un grand tableau commun, de manière à favoriser leur comparaison lors de la mise en commun.
Objectifs
Il s’agit pour les enfants d’être capables d’utiliser la balance de Roberval et d’émettre des hypothèses sur les résultats des pesées d’un même volume de substances différentes.
Nous avons délibérément proposé une activité assez longue et complexe dans le but de faire ressortir deux problèmes :
- l’un lié à la tare, en supposant que certains groupes y penseraient, d’autres non.
- l’autre lié à la densité des substances.
Enfin, le tableau comparatif proposé en fin de séance doit permettre d’amener les élèves à se poser des questions à partir de leurs observations.
Séance 2 : une situation-problème pour régler la question de la tare
Il s’agit d’une situation-problème mathématique, basée sur des calculs.
Dispositif
Il s’inspire d’une situation-problème proposée par Brousseau. La séance est collective. Les élèves réfléchissent individuellement. Les manipulations sont réalisées par le maître.
1er défi
La maîtresse lance un premier défi à la classe. " Je pose un saladier sur la balance et j’y verse un verre d’eau. Pouvez-vous prédire le poids que je vais devoir mettre sur l’autre plateau de la balance ?". Évidemment, à ce stade, il n’est pas possible de faire une prévision correcte. Les réponses sont recueillies au tableau, puis la maîtresse effectue véritablement la pesée, ce qui permet de valider ou d’invalider les résultats des enfants.
2ème défi
L’activité se poursuit. "Je rajoute un deuxième verre d’eau. Quel va être le nouveau poids ?". Là non plus, il n’est pas possible de faire une bonne prévision. Nouveaux paris, nouvelle pesée.
3ème défi
"Je rajoute un troisième verre d’eau. Quel poids va-t-on obtenir ?" À partir de ce troisième défi, il devient possible de faire une prévision.
Autres défis…
Nous avons arrêté à la sixième pesée. Les résultats sont consignés au fur et à mesure dans un tableau visible par tous. Ainsi, les élèves peuvent formuler et vérifier toutes sortes d’hypothèses collectivement et/ou individuellement.
Objectifs
Il s’agit de mettre en évidence la nécessité de tenir compte du poids du récipient contenant la substance à peser.
Séance 3 : réinvestissement de la tare
Dispositif
Les élèves, disposés en groupes, doivent à nouveau effectuer les pesées de la séance 1, en ayant soin de noter chacun des poids sur une fiche.
Cette séance se clôture par l’introduction de la pâte à modeler comme matérialisation de la tare. En effet, on explique aux enfants que pour éviter d’avoir à faire toutes ces soustractions à chaque fois, il suffit de poser le récipient vide sur un plateau et d’équilibrer la balance en plaçant de la pâte à modeler sur l’autre plateau. Les manipulations peuvent ainsi se faire sans plus se soucier de la tare, celle-ci restant tout de même en évidence sur la balance.
Objectifs
Les élèves doivent être capables de réinvestir la notion de tare dans une situation expérimentale, ce qui nous permet de voir s’ils se la sont appropriés ou non.
Parallèlement, nous visons un début de différenciation entre le poids et le volume.
Séance 4 : étalonnage du verre doseur
Dispositif
Les enfants, répartis en petits groupes, disposent d’un verre doseur sur lequel certaines substances (riz, eau, sel) ne sont pas étalonnées. Les élèves doivent alors retracer les graduations correspondant à 100 g et 200 g (voire 50 g pour les plus rapides), pour chacun des ingrédients énoncés ci-dessus.
Objectifs
L’objectif principal de cette activité est que les élèves perçoivent que le même poids de différentes substances n’occupe pas le même volume.
Séance 4 bis : évaluation formative
Dispositif
Les élèves doivent réaliser, individuellement, des exercices extraits de leur manuel de mathématique. Les exercices proposés concernent la tare (annexe 1) et la densité (annexe 2):voir en bas de la page.
Objectifs
Il s’agit, dans un premier temps, d’évaluer si les enfants sont capables de réinvestir dans une situation écrite ce qu’ils ont expérimenté à propos de la tare.
Dans un second temps, l’évaluation vise à déterminer si les élèves donnent le sens approprié aux termes "poids" et "volume".
Séance 5 : première activité structurante
Dispositif
Anticipation
Nous présentons quatre petits pots remplis à ras bord de sucre, de farine, de sel et de riz. Les élèves, individuellement, doivent anticiper leur rangement du plus lourd au plus léger. Ils disposent sous leurs yeux des résultats de l’étalonnage réalisé en séance 4 avec riz, sel et eau. Ainsi, s’ils n’ont pas les moyens de ranger farine et sucre, certains peuvent opérer le transfert et réussir à comparer le riz et le sel. C’est ce qui constitue l’observation la plus intéressante à mener au cours de cette phase. Par ailleurs, même si les élèves ne peuvent pas ranger farine et sucre, il est important de leur demander d’anticiper pour garder la symétrie avec la séance 6 où ils auront les moyens de faire une anticipation complète et correcte.
Vérification
On demande aux élèves de vérifier leurs hypothèses. Pour cela, ils ont à leur disposition les pots (tous identiques), les substances, une balance et ils doivent, en groupe, trouver une stratégie qui leur permettra d’effectuer la comparaison et, de ce fait, le rangement.
Cette phase se termine par un bilan collectif et par une comparaison du résultat final avec le pari initial individuel.
Objectifs
Il s’agit d’aider les élèves à prendre conscience que le poids et le volume sont deux notions distinctes, et à aborder le rapport entre ces deux notions.
Pour mémoire : résultats obtenus
Séance 6 : deuxième activité structurante
Anticipation
On demande aux élèves d’imaginer des pots remplis avec 50 g des substances citées ci-dessus. Le classement demandé est cette fois ci du plus volumineux au moins volumineux.
C’est bien sûr le rangement inverse du précédent. Il est intéressant d’observer si les élèves s’en rendent compte.
Vérification
Les pots sont remplis (attention à la tare !), et la comparaison peut être effectuée.
Séance 7 : évaluation finale
Les évaluations sont présentées en annexe 3 et annexe 4 (voir en bas de la page).
CONCLUSIONS
Parvenues au terme de notre étude, nous dégageons plusieurs réflexions de l’expérimentation que nous avons menée pendant notre stage en Cycle III.
Nous notons un intérêt soutenu tout au long de la progression qui concentre pourtant beaucoup de séances en trois semaines. Cette motivation tient peut-être à la nature des situations. Nous y avons fait entrer des défis, grâce auxquels les élèves se sentent concernés, et des manipulations en petits groupes, qui offrent une possibilité d’action à chacun. Les phases de réflexion sont alors plus efficaces.
Les activités proposées nous paraissent adaptées à des enfants de Cycle III.
En ce qui concerne l’apprentissage du poids et du volume, nous constatons de nets progrès pour environ deux tiers de la classe. Ceci confirme notre idée que ces deux concepts sont abordables dès le Cycle III. Ils ont fait l’objet d’une certaine appropriation. Mais il sera nécessaire d’y revenir au cours de la scolarité, pour les approfondir, compte tenu de :
- la nature de l’apprentissage, qui se produit à travers une lente maturation.
- la diversité des rythmes et des enfants eux-mêmes. Certains progressent grâce à ce qu’ils ont directement sous les yeux. D’autres comprennent en établissant des liens entre les expériences passées et présentes. Enfin, certains enfants ont encore des difficultés à évoluer vers l’abstraction.
Pour nous, cette séquence a été l’occasion d’observer, de mener et d’approfondir une expérimentation dans le domaine scientifique. Il est intéressant de lancer les enfants dans la dynamique de la démarche scientifique, avec l’émission d’hypothèses, et leur vérification expérimentale. L’entrée dans ce processus est l’un des objectifs de l’école primaire.
ANNEXES